30

Asher Sutton s’éveilla dans l’obscurité.

Dans l’obscurité et dans un inconnu.

Dans un inconnu et une surprise lente puis explosive.

Il était couché sur une surface dure et lisse, et un plafond de métal lui frôlait la tête. Et à côté de lui, quelque chose ronronnait et grondait. L’un de ses bras était passé par-dessus la chose ronronnante et il devina qu’il avait dormi avec cette chose serrée dans ses bras, son corps pressé contre elle, comme un enfant qui dort avec un jouet bien-aimé.

Il n’avait aucune idée de temps, ni de lieu, ni d’une vie antérieure. Comme s’il s’était éveillé d’un seul coup tout entier, comme par magie, à la vie et à l’intelligence et à la connaissance.

Il resta immobile. Ses yeux s’accoutumèrent à l’obscurité ; il vit la porte ouverte et une trace sombre, maintenant sèche, qui franchissait le seuil vers le compartiment voisin. Une chose s’était traînée là, du compartiment voisin jusqu’ici, et avait laissé cette trace derrière elle. Il demeura longtemps à se demander ce que cette chose pouvait être, avec un sentiment de crainte qui lui rongeait l’esprit. Car cette chose pouvait être encore là et être dangereuse.

Mais il sentit qu’il était seul, il le sentit au vrombissement du moteur à côté de lui… et c’est ainsi que, pour la première fois, il identifia la chose ronronnante. Le mot et cette reconnaissance s’étaient glissés dans son esprit sans effort conscient, comme s’il les avait toujours connus. Maintenant, il savait ce que c’était, sauf qu’il lui semblait que le mot lui était venu avant la reconnaissance, ce qui, pensa-t-il, était étrange.

Ainsi, la chose à côté de lui était un moteur et il était étendu sur un plancher et le métal qui était tout proche de sa tête était une espèce de plafond. Un espace étroit, se dit-il. Un espace étroit qui renfermait un moteur, et une porte qui conduisait dans un autre compartiment.

Un astronef. C’était cela. Il était dans un astronef. Avec la trace sombre qui passait le seuil.

D’abord, il pensa qu’une autre créature, une créature imaginée, avait rampé dans sa propre bave et laissé cette traînée, mais bientôt il se souvint. Ç’avait été lui. Lui rampant vers les moteurs.

Couché calmement, tout lui revint et, dans une sorte d’étonnement, il voulut se rendre compte de sa pleine conscience. Il leva une main et tâta sa poitrine. Ses vêtements étaient brûlés et leurs bords calcinés craquaient sous les doigts, mais sa poitrine était intacte… intacte, et lisse et dure. De la bonne chair humaine. Pas de trous.

C’était donc possible, se dit-il. Je me souviens m’être posé la question… si Johnny n’avait pas quelque truc dans sa manche, si mon corps n’avait pas quelque capacité que je ne pouvais soupçonner.

Il tirait de l’énergie des étoiles et il en tirait aussi de l’astéroïde, et il s’accrochait aux moteurs. Il désirait de l’énergie. Et les moteurs possédaient cette énergie… plus que les lointaines étoiles, plus que le gros morceau de rocher froid et glacé qu’était l’astéroïde.

J’avais donc rampé pour atteindre les moteurs et laissé derrière moi cette traînée sombre de mourant, et j’avais dormi avec les moteurs dans les bras. Et mon corps, mon corps qui l’absorbait directement, qui se nourrissait d’énergie, avait tiré celle qui lui était nécessaire du flux ardent de leurs chambres de combustion.

Et me voici de nouveau tout entier.

Je suis revenu dans mon corps qui respire et où de nouveau circule le sang, et je peux retourner sur la Terre.

Il rampa hors du compartiment des moteurs et se mit debout.

La faible lueur des étoiles qui entrait par les hublots s’éparpillait en une poussière de diamant sur le sol et les parois. Et il y avait deux formes tassées, l’une au milieu du plancher et l’autre dans un coin.

Son esprit les enregistra et les renifla comme un chien flaire un os ; après un petit instant, il se souvint de ce qu’elles étaient. Ce qu’il avait d’humain en lui frémit devant ces formes noires effondrées, mais une autre part de lui, un noyau dur et froid, continua de réfléchir, nullement ébranlé devant le spectacle de la mort.

Il approcha à pas lents et s’agenouilla près de l’un des corps. Ce devait être Case, pensa-t-il, car Case était grand et mince. Mais il ne pouvait voir son visage et il n’avait pas envie de le voir, car dans un coin ténébreux de son esprit, il se souvenait encore de ce qu’avaient été leurs visages.

Ses mains descendirent et cherchèrent, fouillant minutieusement les vêtements. Il fit un petit tas des choses qu’il trouva et finalement découvrit ce qu’il cherchait.

Accroupi sur les talons, il ouvrit le livre à la page du titre : c’était le même que celui qu’il avait dans sa poche. Le même, sauf une seule ligne d’imprimerie, en petits caractères en bas de page.

Et cette ligne disait :

Edition révisée.

C’était donc cela. C’était ce que signifiait le mot qui l’avait intrigué : Révisionnistes.

Il avait existé un livre et il avait été révisé. Ceux qui vivaient selon cette édition révisée étaient les Révisionnistes. Et les autres ? Il se le demanda, passant les mots en revue… Fondamentalistes, Primitivistes, Orthodoxes, Fanatiques. Il y en avait d’autres, il en était sûr, et cela importait peu. La manière dont ces autres étaient désignés n’avait réellement aucune importance.

Il y avait deux pages blanches et le texte débutait :

Nous ne sommes pas seuls

Nul n’est jamais seul.

Jamais depuis le premier frémissement du premier soupçon de vie sur la première planète de la galaxie qui connut l’éveil de la vie, il n’y a eu une seule créature qui marche ou rampe ou glisse sur la route de la vie, seule (*).

Ses yeux regardèrent le premier renvoi en bas de page.

* C’est là, la première de nombreuses assertions qui, faussement interprétées, ont amené certains lecteurs à croire que Sutton a voulu dire que la vie, sans considération de l’intelligence et des préceptes moraux, est bénéficiaire du destin. Sa première phrase devrait réfuter ce raisonnement tout entier, puisque Sutton a utilisé le pronom « nous » et que tous les spécialistes de la sémantique sont d’accord pour dire qu’il est d’un usage courant, dans toutes les races, de se servir d’un tel pronom personnel en parlant de soi-même. Si Sutton avait voulu dire « tous les êtres vivants », il aurait écrit « tous les êtres vivants ». Mais en se servant de ce pronom personnel, il voulait indéniablement parler de sa propre race, la race humaine, et de la race humaine seule. Il croyait apparemment, commettant une erreur – erreur d’ailleurs très répandue de son temps –, que la Terre avait été la première planète de la galaxie à connaître l’éveil de la vie. Il n’est pas douteux que les révélations de Sutton sur sa grande découverte de la destinée ont été, en partie, déformées. Des recherches et des études approfondies ont, cependant, réussi à déterminer, sans plus de doute possible, les parties authentiques et celles qui ne le sont pas. Les parties qui, manifestement, ont été déformées feront l’objet de notes en bas de page et les raisons qui le font croire seront minutieusement et franchement exposées.

 

Sutton feuilleta rapidement les pages. Plus de la moitié du texte était constituée par les notes en petits caractères, au bas des pages. Certaines de celles-ci ne comportaient que deux ou trois lignes du texte et le reste était empli d’explications et de réfutations prolixes.

Il referma brutalement le livre, le serra entre ses paumes.

J’ai tant essayé, pensa-t-il, j’ai dit et répété et insisté : pas seulement les être humains, mais tous les êtres vivants. Tous les êtres qui ont conscience de vivre.

Et malgré cela, ils déforment mes paroles.

Ils se battent pour que mes paroles ne soient pas les paroles que j’ai écrites, pour que les choses que je voulais dire soient faussement interprétées. Ils complotent et combattent et assassinent pour que le grand manteau de la destinée ne couvre qu’une unique race… pour que la race la plus perverse d’animaux jamais engendrée s’empare de ce qui n’était pas destiné à elle seule, mais à tous les êtres vivants.

Et de quelque manière que ce soit, je dois empêcher cela. D’une manière ou d’une autre, le processus doit être arrêté. Par l’un ou l’autre moyen, mes paroles doivent demeurer, afin que tous puissent les lire et savoir, sans ce rideau de fumée fait de théories mesquines, d’interprétations savantes et de logique ambiguë.

Car c’est tellement simple. Une chose si simple. Toute vie a une destinée, et pas seulement la vie humaine.

Il y a une créature de la destinée pour chaque être vivant. Pour tous les êtres vivants et même davantage. Les destinées attendent qu’une vie surgisse et chaque fois qu’il en naît une, une destinée est là et demeure jusqu’à ce que cette vie particulière soit terminée. Comment, je ne sais pas, ni pourquoi. Je ne sais pas si le vrai Johnny est logé dans mon esprit et mon être ou s’il garde simplement le contact avec moi depuis 61 du Cygne. Mais je sais qu’il est avec moi. Je sais qu’il restera.

Et pourtant les Révisionnistes déformeront mes paroles et me discréditeront. Ils changeront mon livre et exhumeront de vieux scandales autour des Sutton pour que les fautes de mes ancêtres, grossies et exagérées, réussissent à salir mon nom.

Ils ont envoyé un homme qui a parlé à John H. Sutton et cet homme leur a rapporté des informations qu’ils peuvent avoir utilisées. Car John Sutton disait qu’il y a des squelettes dans le placard de toutes les familles, et en cela il disait la vérité. Et vieux et loquace comme il était, il a parlé de ces squelettes.

Mais ces histoires n’ont pas été transportées dans le futur pour y être d’un usage quelconque, car l’homme qui les a entendues est arrivé comme un vagabond sur la route, avec un bandage autour de la tête et sans souliers. Quelque chose était arrivé et il n’avait pas pu repartir.

Quelque chose était arrivé. Quelque chose…

Sutton se leva lentement.

Quelque chose était arrivé, se dit-il, et je sais ce que c’était.

Il y a six mille ans dans un endroit qu’on appelait le Wisconsin.

Il se dirigea vers le siège du pilote.

Asher Sutton partait pour le Wisconsin.

Dans le torrent des siècles
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